Publié le 30 mars 2010
Des dizaines de patients assis là sont venus rencontrer les différents ophtalmologistes. Certains tuent le temps de façon surprenante comme cet enfant en train d’épouiller sa mère, décontracté comme si cela faisait partie du naturel dans un hôpital.
Sunita, venue du Rukum, est la raison de notre présence ici. Elle souffre d’une tumeur au visage, proche de l’œil. Nous sommes venus demander l’avis du chirurgien occulo-plastique.
L’ambiance s’anime soudain quand une jeune mère de famille, tout au plus âgée de 17 ans, se présente portant dans ses bras, caché sous un pan de tissu rouge, un enfant qui pleure abondamment. Elle pénètre dans la salle, ressort, s’éloigne pour revenir accompagnée de deux membres de sa famille. Nous pénétrons en même temps dans le cabinet du Docteur.
Celui-ci observe d’abord les clichés du scanner, lit le rapport, prend des notes et lève enfin les yeux vers la mère qu’il sermonne : "Tu ne devrais pas secouer ton enfant ainsi. Cà ne le fera pas arrêter de pleurer". Puis, sur un ton monotone, ajoute : "Ton enfant a un énorme cancer derrière l’œil gauche. Il faut tout retirer. Même l’œil insiste-t-il. Tu dois aller à Baktapur Cancer Hopital. Je rédige une lettre de recommandation, tu me tiendras au courant". Un silence lourd s’est installé. Mes jambes soudain peinent à me porter. Le grand père interroge le chirurgien : "Va-t-on lui retirer l’œil aussi ?". Le docteur, cette fois compatissant, répond : " Peut être pas".
La mère, très énervée il est vrai par les pleurs, relève le pan de tissu et regarde son fils. Le visage de l’enfant apparait. Il a un an tout au plus. On constate que son œil gauche est totalement exorbité, la paupière suturée, une première intervention chirurgicale a déjà eu lieu.
La famille quitte la pièce. On aborde le cas de Sunita qui parait soudain moins grave. Le chirurgien demande un scanner qui confirmera que l’enfant est opérable. Pas avant six sept mois nous dit-on. Nous trouverons une autre solution.
La consultation terminée, sur le chemin du centre d’imagerie médicale, nous rattrapons la famille. Ils sont abattus, portent en eux toute la misère du monde. Le grand père explique qu’ils viennent du district de Kavré. "Babouko anka bigréko ! katham bhayo ! qué garné ?" ajout-il. "L’œil du petit est foutu. C’est la catastrophe. Qu’est ce qu’on peut faire ?". Et le silence se réinstalle avant que nos chemins se séparent.
Nous conduisons Gauri Pun Magar, 10 mois, elle aussi venue du Rukum, née sans anus.
Nous pénétrons dans le cabinet du docteur. Une salle de 10 mètres carrés tout au plus dans laquelle s’entasse une bonne douzaine de personnes. Les enfants conduits par des proches souffrent pour la plupart de problèmes d’incontinence, pantalons et culottes sont baissés sans aucune intimité. Le Docteur marque une pause entre chaque patient pour se laver les mains.
Gauri est vue : elle peut être opérée. Mais à Kanti, hôpital public, elle devra attendre 4 mois. Ses parents devront retourner dans le Rukum, à huit jours de Katmandou. Il est quasi certain qu’ils ne reviendront pas. Nous ferons donc opérer, par ce même docteur, dans un hôpital privé de Katmandou, dès les jours suivants. Plus cher, mais moins encombré. C’est ainsi nous dit le chirurgien : "Les hôpitaux publics, comme Kanti, sont débordés. La population de Katmandou ne cesse d’augmenter. Par contre, les moyens des hôpitaux publics sont toujours aussi limités".
La consultation terminée, direction Gangalal National Heart Centre, spécialisé dans les maladies cardiovasculaires
Nous évoquons le cas grave de Pashupati Khada. Nous avons été informés de sa situation deux semaines auparavant. Elle est venue nous voir pour en parler. Elle ne peut pas fournir la totalité de la somme exigée par l’hôpital. Dans le dossier, certains documents laissent penser que la famille aurait pu bénéficier d’une aide de la part du gouvernement népalais. Il faut vérifier ce point et voir combien manquerait alors pour couvrir le coût de l’opération. Cette vérification est nécessaire pour éviter tout abus, indispensable même si le premier sentiment est de faire faire les opérations au plus vite. Au Népal, comme dans d’autres pays, on doit trouver la juste mesure entre la raison et le cœur. Entre, c’est le sort des patients qui se joue parfois.
Nous passerons deux bonnes heures à discuter avec le chirurgien cardiaque. Nous conviendrons de rappeler le père de Pashupati, au chevet de sa fille. Ils sont tous deux à Katmandou depuis plus d’un mois et ont tout abandonné dans leur village de Khotan pour tenter de sauver Pashupati. Le chirurgien dira, froidement, qu’il n’attend aucune reconnaissance de la famille concernée même s’il fait des efforts pour traiter le cas au mieux. Confidence qui ébranle quelque peu ma conscience.
Une jeune association française venue réaliser un projet au Népal évoque ses problèmes dans nos bureaux quand soudain les aboiements du chien signalent l’arrivée d’un visiteur. On distingue, depuis l’étage, le bout des tongs du père de Pashupati, assis en contrebas : des tongs blanches, reconnaissables, pas de doute c’est lui qui est assis là, même si on ne voit que ses pieds. La suite est terrible :" Il est inutile d’aller à l’hôpital. Hier soir, ma fille était au plus mal. Elle a été conduite au service des urgences où elle est morte cette nuit. Je rentre de Pashupatinah où j’ai fait bruler son corps". Face à ce vieil homme, usé, difficile de trouver les mots justes.
Je contacte de suite le chirurgien pour lui signaler le décès de la patiente, déjà morte au moment où nous parlions d’elle ce même jour. Morte aux urgences de son propre hôpital. Lui, n’est pas au courant. Il dit seulement :"Nous avons fait de notre mieux. Ne sois pas inquiet. Nous te signalerons d’autres patients nécessiteux".
Abasourdis par la situation, nous écoutons le père Il a déjà perdu une fille suite à une opération. Dans la confusion, nous négligeons même de lui demander de quoi elle souffrait. Mais cela aurait il changé quelque chose ? En tous cas Pashupati, elle, avait un très sérieux problème au cœur.
L’esprit se hante très vite d’un sentiment de culpabilité. "Docteur, cela fait deux semaines que je suis au courant du problème de cette patiente. Mais je n’ai pu venir vous voir qu’aujourd’hui. Si j’étais venu plus tôt, auriez-vous opéré Pashupati aussitôt le versement fait ?". Il a bien saisi le sens de la question. " Ne culpabilise pas " dit –il. "Nous sommes en rupture de valves cardiaques. Dans le meilleur des cas, la patiente n’aurait été opérée qu’un mois plus tard, dès réception des prochaines valves".
Le père de Pashupati quitte le centre, le dos courbé, les yeux gonflés.
Après dix ans au Népal, on croit parfois que l’on a acquis la maitrise de ses émotions. On pourrait croire que notre cœur s’est endurci, de par les expériences vécues, ainsi insensible à la détresse des autres. La mort est là, quotidienne, mais la banaliser serait la pire des choses.
Non, un cœur ne se ferme jamais et heureusement il nous reste ce sentiment d’humanité et de culpabilité face à la misère des autres. C’est surement cela qui nous pousse et nous porte à agir, loin des querelles et des intérêts particuliers, loin des honneurs et du prestige si chers à nos amis népalais. L’espoir de sauver des gens existe. Il faut travailler à cela. Et informer les gens que, même au Népal, on peut opérer et sauver des vies. On peut être choqué par l’absence de secret médical, par la promiscuité des lieux, par la sévérité de certains propos, va-t-on rester sans agir face aux souffrances des autres ? Au contraire ne faut-il pas essayer de les atténuer, tout en essayant d’améliorer les conditions hospitalières ?
Les patients viennent souvent de très loin. Souvent trop tard, c’est là notre principal ennemi.
Dès que j’ai franchi la porte le père réveille Gauri Pun Magar, opérée. Elle dormait sagement dans les bras de sa mère. Il l’a prise par les pieds et l’a soulevée : "Regarde, maintenant elle a un anus" dit-il, semblant si heureux. La gamine va bien. Elle sortira le soir même après que nous ayons réglé quelques formalités.
C’est un espoir, un espoir qu’il faut entretenir pour tous les malades souvent dépourvus d’aide et de moyens dans des pays comme le Népal. A nous d’agir avec discernement en essayant de trouver la juste démarche entre la raison et le cœur.